Kraft Heinz : se diviser pour mieux régner ?

Les histoires d’amour finissent mal, en général… Après 10 ans d’union, Kraft et Heinz viennent d’annoncer leur scission. Une parfaite occasion pour analyser les conséquences stratégiques d’une telle rupture.
C’est la fin d’un mariage qui a duré dix ans. Kraft Heinz a annoncé, en septembre 2025, qu’elle se scinderait en deux entreprises indépendantes. Le démantèlement de l’une des fusions les plus emblématiques de l’industrie agroalimentaire, orchestrée sous l’égide de Warren Buffett et de 3G Capital. Le groupe a jugé que la séparation, plutôt que l’intégration, représentait la meilleure voie à suivre.
D’un point de vue stratégique, le cas Heinz offre une excellente opportunité d’analyser les avantages et les coûts des scissions, et de réfléchir aux raisons pour lesquelles ces opérations d’entreprise produisent souvent un « gagnant » clair et un « suiveur » en difficulté.
Une histoire bien connue
L’histoire fournit de nombreux parallèles. La décision de Hewlett-Packard, en 2015, de se diviser en HP Inc. (axée sur les PC et imprimantes) et Hewlett Packard Enterprise (centrée sur les infrastructures et services) illustrait le besoin de stratégies et de priorités d’investissement distinctes.
En 2000, Andersen Consulting s’est séparé d’Arthur Andersen, devenant Accenture. Cette scission a permis de résoudre les tensions internes entre audit et conseil et s’est révélée déterminante pour la survie : Accenture a prospéré tandis qu’Arthur Andersen s’est effondré après le scandale Enron (2001).
Dans l’agroalimentaire, Kraft Foods s’est scindé en 2012, créant Mondelez International (snacks et confiseries) et Kraft Foods Group (produits d’épicerie nord-américaine). Mondelez est devenu le moteur de croissance, tandis que Kraft a été absorbée plus tard par Heinz. Plus récemment, des géants comme Kellogg, Johnson & Johnson et GE se sont aussi adonnés à la scission pour clarifier leur stratégie.
Pourquoi les entreprises choisissent de se scinder
La logique est constante : des activités différentes exigent souvent des stratégies, cultures et modèles d’allocation de capital distincts. Maintenues ensemble, elles génèrent des compromis internes, dispersent l’attention des dirigeants et brouillent la valeur de chaque entité aux yeux des investisseurs. Les scissions promettent de résoudre ces tensions en donnant à chaque entreprise la liberté de suivre sa propre trajectoire.
Les bénéfices stratégiques d’une séparation
Dans le cas Kraft Heinz, les avantages sont évidents. La séparation permet à chaque entité de se concentrer sur ses priorités sans les compromis liés à une structure commune. Global Taste Elevation, qui regroupe le ketchup Heinz, le fromage Philadelphia et les macaronis au fromage Kraft, peut se concentrer sur la croissance internationale, le positionnement haut de gamme et l’innovation centrée sur la marque. North American Grocery, articulée autour de marques comme Oscar Mayer, Kraft Singles et Lunchables, peut se consacrer à l’excellence opérationnelle et à la domination par les coûtssur un marché domestique mature.
La séparation améliore également la lisibilité pour les investisseurs. Les marchés valorisent davantage les entreprises spécialisées : les unités en forte croissance obtiennent des multiples plus élevés, tandis que les divisions matures, génératrices de cash, sont considérées comme des valeurs sûres. La scission peut ainsi dévoiler une valeur cachée. Elle permet aussi aux équipes dirigeantes d’adopter des cultures distinctes : l’une entrepreneuriale et agile ; l’autre orientée sur l’efficacité et la maîtrise du risque. Surtout, l’attention managériale devient plus ciblée : les dirigeants ne sont plus dispersés entre des activités aux dynamiques différentes, et chaque équipe peut se concentrer pleinement sur ses enjeux clés.
Les coûts et risques stratégiques
Pour autant, les scissions ne sont jamais « gratuites ». Elles ont un coût. Elles entraînent la perte d’une partie des synergies ayant justifié les fusions initiales : les achats groupés, la distribution mutualisée ou le marketing croisé. Lors de la fusion de Kraft et Heinz, les analystes estimaient les synergies annuelles à 1,5 à 2 milliards de dollars. Une partie de ces économies sera désormais perdue.
Les scissions impliquent aussi des coûts importants : reconfiguration des systèmes informatiques, duplication des fonctions RH, juridiques et financières. Kraft Heinz prévoit de dépenser jusqu’à 300 millions de dollars, sans compter le risque de coûts irrécupérables (« stranded costs ») si les doublons de sièges et de frais généraux ne sont pas rapidement supprimés.
Au-delà des chiffres, les scissions réduisent la taille et donc le pouvoir de négociation, notamment face à des distributeurs puissants comme Walmart. Elles exposent également chaque entité aux cycles propres à son secteur : Global Taste Elevation dépendra de l’appétit pour les marques internationales, tandis que North American Grocery restera lié au marché américain des produits de base à faible croissance.
Le processus de séparation exige, enfin, une énergie managériale considérable, crée de l’incertitude parmi les employés et peut détourner l’attention du marché.
Une analyse quantitative
Une étude récente de McKinsey, The cost of (un)doing business, propose une équation utile pour évaluer ces arbitrages : la valeur nette d’une cession ou d’une scission équivaut à la valeur dégagée, moins la valeur perdue, moins les coûts de séparation.
Appliquée à Kraft Heinz, cette équation met en lumière opportunités et risques. En supprimant la « décote de conglomérat » (« conglomerate discount ») de sa capitalisation actuelle (environ 45 milliards de dollars), Kraft Heinz pourrait libérer 4 à 5 milliards de valeur. Si le marché attribue des multiples plus élevés à Global Taste Elevation, le potentiel pourrait atteindre 10 milliards.
À l’inverse, la perte d’une partie des synergies de fusion pourrait coûter 3 à 6 milliards de dollars, tandis que les coûts de séparation et les frais résiduels pourraient absorber 1 à 2 milliards supplémentaires.
- Scénario optimiste : création de 7 à 12 milliards de valeur.
- Scénario central : gains modestes, jusqu’à 5 milliards.
- Scénario pessimiste : destruction potentielle de 4 milliards.

Gagnants et suiveurs
Se dessine le schéma classique du « gagnant-perdant ». Dans la plupart des scissions, une entité devient le moteur de croissance, attirant investisseurs, talents et capitaux, tandis que l’autre devient le suiveur, pénalisé par une croissance plus lente, des coûts résiduels et des obstacles structurels.
Dans le cas de Kraft Heinz, le gagnant probable est Global Taste Elevation, avec ses marques internationales, son potentiel d’innovation et ses multiples de valorisation plus élevés. Le retardataire probable est North American Grocery, ancré dans des catégories matures et soumis à la pression des distributeurs. Sauf si le groupe parvient à se réinventer.
Enseignements de la scission Kraft Heinz
La scission de Kraft Heinz illustre un paradoxe fondamental de la stratégie d’entreprise : ce qui apparaissait à l’époque comme une fusion audacieuse pour générer des synergies peut être défait pour générer plus d’agilité et de spécialisation. Que ce soit pour fusionner ou se scinder, la question reste toujours la même : les entreprises issues de l’opération sont-elles de meilleurs propriétaires de leurs actifs qu’elles ne l’étaient auparavant ?


