La détention double, le phénomène méconnu qui n’aide pas à rembourser la dette

Mais qui incite à l'optimisation fiscale
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Au sein de certaines entreprises, des investisseurs sont à la fois créanciers et actionnaires. Et, d’après les recherches du professeur Liang Xu – chercheur en Finance à SKEMA Business School -, l’optimisation fiscale s’en trouve favorisée. Ce qui n’aide pas les Etats à rembourser la dette…


C’est un phénomène étudié aux États-Unis, dont les implications sont transposables en Europe et en France. Une tendance bien utile aux entreprises qui les conduit à payer moins d’impôts. Un phénomène qu’on peut appeler « dual holding » ou « détention double ».

En peu de mots, c’est une configuration dans laquelle, au sein d’une entreprise, des investisseurs – institutionnels, notamment – sont à la fois les créanciers de l’entreprise en question et ses actionnaires. Notre étude menée sur un échantillon d’entreprises états-uniennes, parmi lesquelles Microsoft, Procter & Gamble ou Walt Disney, cotées entre 1987 et 2017, montre que les entreprises dans cette situation ont davantage tendance à rechercher une optimisation fiscale, et donc à mener une politique agressive pour payer moins d’impôts.

En moyenne, les entreprises concernées affichent un taux effectif d’imposition inférieur de 1,1 % par rapport aux autres, ce qui équivaut à une économie annuelle d’environ 3,63 millions de dollars par entreprise.

Conflit d’intérêts entre actionnaires et créanciers

L’optimisation fiscale des entreprises a toujours été perçue comme une arme à double tranchant. Elle transfère des ressources potentielles de l’État vers les entreprises et peut exposer ces dernières à des risques réputationnels ou à des sanctions juridiques. Cependant, elle accroît souvent la valeur de ces entreprises pour les actionnaires.

Les travaux antérieurs sur la question ont étudié la conformité fiscale des entreprises dans une logique « principal / agent », en mettant l’accent sur les conflits entre actionnaires et dirigeants. Ce cadre d’analyse « principal / agent » décrit une situation dans laquelle une partie (le principal) délègue une tâche ou un pouvoir de décision à une autre (l’agent) pour qu’elle agisse en son nom. Comme les intérêts entre actionnaires et dirigeants peuvent diverger, des problèmes d’incitation et d’asymétrie d’information peuvent apparaître.


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Ce que nous mettons en lumière, c’est un autre conflit d’intérêts : celui qui existe entre actionnaires et créanciers, c’est-à-dire ici des banques qui prêtent aux entreprises. Nous démontrons que la détention double reconfigure leur rapport et donc les comportements fiscaux des entreprises.

La détention double s’est rapidement répandue. La proportion d’entreprises états-uniennes comptant au moins un détenteur double est passée de 1,19 % en 1987 à 19,13 % en 2017. La pratique, loin d’être marginale, est devenue courante sur les marchés financiers, ce qui accroît son impact sur les stratégies fiscales.

Optimisation fiscale favorisée

Pourquoi l’optimisation fiscale est-elle favorisée lorsque les créanciers sont aussi actionnaires ?

Les actionnaires y sont favorables. Ils profitent des gains, tout en transférant une partie des risques vers les créanciers. Ces derniers, en revanche, sont des bénéficiaires dits « fixes ». Autrement dit, dans le cas d’un prêt, la banque est un créancier « fixe », car elle a seulement droit au remboursement du capital et des intérêts prévus dans le contrat.

Son gain n’augmente pas si l’entreprise fait de gros profits, mais elle subit tout de même les pertes si le comportement risqué de l’entreprise entraîne un défaut de paiement. Les bénéficiaires fixes supportent les conséquences négatives des risques accrus liés à l’optimisation fiscale, comme des sanctions réglementaires ou judiciaires, sans pouvoir en partager pleinement les bénéfices. C’est pourquoi ils exigent souvent des coûts d’emprunt plus élevés pour les entreprises pratiquant une optimisation fiscale intensive.

La présence de détenteurs doubles lisse ce conflit entre actionnaires et créanciers. Lorsque les deux rôles sont réunis dans un même investisseur, le risque n’est pas véritablement transféré, mais simplement déplacé d’une poche à l’autre au sein du même portefeuille. Dans le même temps, ces investisseurs bénéficient des économies d’impôts comme les autres actionnaires, ce qui les incite fortement à soutenir de telles stratégies. Résultat : les créanciers ont moins de raisons de freiner les politiques d’optimisation fiscale.

Stratégies fiscales agressives

Comment les détenteurs doubles poussent-ils les entreprises vers davantage d’optimisation fiscale ?

Comme beaucoup d’autres choix stratégiques, l’optimisation fiscale est décidée par les dirigeants au nom des actionnaires. Si certains dirigeants évitent de mener des stratégies trop agressives pour limiter leurs propres risques ou leur charge de travail, leurs décisions dépendent surtout des incitations. Lorsque la rémunération d’un président-directeur général est indexée sur des objectifs liés aux performances après impôts, il est naturellement enclin à recourir à des stratégies fiscales agressives. Or, les entreprises avec détention double intègrent plus fréquemment ce type d’objectifs dans la rémunération de leurs dirigeants, les encourageant à considérer l’optimisation fiscale comme un indicateur de succès – et donc à l’intensifier.

Au-delà des incitations, les détenteurs doubles apportent une expertise fiscale, nombre d’entre eux étant des banques disposant des ressources nécessaires pour accompagner leurs clients dans la planification fiscale. Alors que de simples créanciers hésiteraient à favoriser l’optimisation fiscale en raison des risques qu’elle comporte, les détenteurs doubles, eux, ont de bonnes raisons de le faire. En transférant leur savoir-faire fiscal vers les entreprises dans lesquelles ils investissent, ils leur permettent de découvrir de nouvelles possibilités d’économie et de mettre en place des stratégies plus sophistiquées.

Perception de l’optimisation fiscale

Quel impact la détention double a-t-elle sur la perception de l’optimisation fiscale par les créanciers ?

Lorsqu’une entreprise contracte un prêt bancaire, elle emprunte de l’argent à une banque sur le marché du crédit. Ces derniers voient l’optimisation fiscale comme un risque, ce qui pousse les créanciers à exiger des coûts d’emprunt plus élevés. Lorsque des détenteurs doubles sont présents, cette perception change.

Pourquoi ? Lorsque les prêteurs détiennent également des actions, une partie des risques liés à une stratégie fiscale agressive est compensée par la hausse de la valeur des titres. Par exemple, si une banque prête à une entreprise tout en possédant des actions de celle-ci, une stratégie fiscale réussie qui augmente les bénéfices fait monter le cours de l’action tout en améliorant la capacité de remboursement de l’entreprise. La banque est donc exposée à un risque global moindre et se montre plus encline à tolérer, voire à encourager, les efforts d’optimisation fiscale de l’entreprise.

La détention double contribue à apaiser, au moins en partie, les inquiétudes des créanciers vis-à-vis de l’optimisation fiscale et la rend donc plus attractive encore. Au détriment des gouvernements et de leur capacité à financer des biens publics essentiels, ou à rembourser leur dette.


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Nos auteurs

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Salah-eddine Bounar

1 article

Etudiant à SKEMA Business School, au sein du MS Manager des Projets et Programmes (MPP)

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