Les États se font-ils (vraiment) encore la guerre ?

Chaque mois, Frédéric Munier, le directeur de l’École de géopolitique de SKEMA Business School publie une chronique dans le magazine Pour l’Éco. Il se demande cette fois si les États sont encore les principaux acteurs de la guerre. À l’heure de l’agression russe en Ukraine, la question peut sembler triviale. Et pourtant, la nature des belligérants a radicalement évolué. Parce que la guerre a changé de nature.
Depuis février 2022, le conflit en Ukraine occupe chaque jour les médias. Les images de soldats, de tirs de roquettes, de combats au front, confortent l’idée que nous nous faisons de la guerre : une lutte entre nations rivales « dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter [sa] volonté » (Clausewitz). Mais les événements d’Ukraine nous cachent une mutation profonde.
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Monopole régalien, la guerre a pu être décrite comme « la continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz toujours). Or, les guerres interétatiques ont presque entièrement disparu ! En 2022, par exemple, sur 182 conflits répertoriés dans le monde, seuls trois ont opposé des États : l’Arabie saoudite au Yémen, l’Arménie à l’Azerbaïdjan et, bien entendu, la Russie à l’Ukraine. Les presque 180 conflits restants ont opposé soit un État à des groupes armés intérieurs ou étrangers, soit des groupes armés entre eux, soit, enfin, des groupes armés et des populations civiles. En d’autres termes, les acteurs principaux de la guerre aujourd’hui sont privés. Que s’est-il passé ?
La guerre, changement d’état
Dans son ouvrage Nouvelles Guerres, rédigé avec Dominique Vidal, le politologue Bertrand Badie apporte une réponse en soulignant un paradoxe saisissant : les guerres, qui étaient auparavant l’expression de la puissance d’un État – que l’on songe à l’Allemagne durant les deux conflits mondiaux – proviennent aujourd’hui de sa décomposition. Partout où l’État est en crise, la guerre se répand, notamment le long de l’arc qui s’étend du Mali à l’Afghanistan. À chaque fois, l’affaiblissement de l’État a engendré des guerres civiles sans fin, marquées par un coût humain avant tout supporté par les populations civiles. Dit autrement, les guerres de puissance sont devenues des guerres de faiblesse et les chocs d’États des chocs de sociétés.

Source : https://ourworldindata.org/grapher/number-of-armed-conflicts
Si les affrontements sont moins militaires, souligne Badie, c’est qu’ils sont alimentés, non plus par l’esprit de conquête mais par la souffrance sociale : la pauvreté, la faim et l’insécurité. C’est la raison pour laquelle ils touchent surtout des pays du Sud. Dans ces conditions, les États du Nord tentés d’intervenir pour instaurer de l’ordre sont condamnés à l’échec car derrière les ennemis, les bandes armées, c’est toute une société qu’il faudrait réparer. De façon plus générale, nous avons changé d’époque. Les États, du Sud mais aussi du Nord, voient monter l’influence grandissante de leurs sociétés civiles, ce qui les affecte et contribue à conditionner leur action. Pensons aux printemps arabes, aux manifestations en Iran ou encore à celles des agriculteurs en Europe en 2024… Est-ce à dire que la guerre traditionnelle a vécu ? Il est trop tôt pour le dire. Mais une chose est sûre : les États ne sont plus les seuls belligérants à bord…
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