Les îles artificielles, un objet juridique non identifié

La mer monte. Alors que le niveau moyen des océans continue de s’élever, de nouveaux projets font surface pour accompagner cette marée. Des îles artificielles, notamment destinées aux réfugiés climatiques, sont envisagées par des structures comme Civilisation Indigo. Mais si elles existent dans l’esprit de leurs créateurs, quelle est leur réalité aux yeux du droit ?
Waterworld est un film sorti en 1995 dont l’action se déroule en 2500. Du fait de l’élévation du niveau de la mer de 7 600 mètres, les continents ont disparu et les survivants vivent sur des atolls artificiels. Si ce film ne brille pas par sa qualité, il a au moins eu le mérite de parler d’un phénomène qui inquiète de plus en plus : la montée des eaux. Du fait de la fonte des glaciers et des calottes polaires, qui libère d’importantes quantités d’eau douce dans l’océan et de la dilatation thermique des eaux due au réchauffement climatique, le niveau moyen des océans et des mers ne cesse d’augmenter, principalement depuis 1993. En 2025, la NASA a même alerté la communauté internationale : en 2024, le niveau moyen des mers a grimpé de 0,59 cm, dépassant les 0,43 cm prévus.
Hormis la submersion de pans entiers de nos littoraux, se pose la question de la disparition d’îles et atolls peuplés ; donc des réfugiés climatiques. Donner une estimation n’aurait aucun sens tant les inconnues sont nombreuses. Les estimations vont de 13 millions à 1,2 milliards en 2050 !
In res nullius veritas ?
Plus généralement, les crises alimentaires, énergétiques et la raréfaction des ressources vont conduire l’homme à se tourner de plus en plus vers les océans. Quand on sait que ceux-ci couvrent 71% du globe et que moins de 3% des fonds marins ont été explorés avec précision ; que les scientifiques ont décrit environ 240 000 espèces marines, alors qu’on les estime entre 500 000 et 10 millions, on mesure tout le potentiel que les océans possèdent.
C’est dans ce cadre qu’un projet, porté par Civilisation Indigo, a vu le jour en 2023 avec un objectif : créer des îles artificielles capables d’accueillir des réfugiés climatiques, des bases de recherches ; en somme, des villes flottantes flexibles, modulables et régénératives. Le projet pose de multiples questions de nature politique, économique, logistique… et, pour ce qui nous concerne ici, juridiques.
Les mers et océans sont régies par la Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) de 1982 également appelée « Convention de Montego Bay ». Elle distingue les zones constituant les océans (mer territoriale, Zone économique exclusive [ZEE], haute mer, eaux archipélagiques, détroits, Zone internationale des fonds marins…) et précise les droits des Etats sur ces zones ; cette convention est une sorte de règlement de copropriété pour les océans ; même si la Haute mer est considérée comme une res nullius, c’est-à-dire qu’elle n’appartient à personne.
Il était une fois la mer
La CNUDM précise que tout Etat possédant un littoral possède également une mer territoriale d’une largeur maximale de 12 milles marins. Cette mer est considérée comme faisant partie du territoire de l’Etat côtier ; zone dans laquelle il peut donc pleinement exercer sa souveraineté. Puis vient la zone contigüe qui fait également 12 milles marins et dans laquelle l’Etat côtier a des pouvoirs de douane et de police. Puis, englobant la mer territoriale et la zone contigüe et allant jusqu’à 200 milles marins, vient la ZEE sur laquelle l’Etat côtier exerce des droits en matière d’exploitation et d’usage des ressources naturelles. Et, enfin, nous parvenons à la haute mer dans laquelle prévaut la liberté de navigation, de pêche et de recherche scientifique.
La CNUDM nous dit (art. 60) que tout Etat côtier peut construire des îles artificielles, des installations et ouvrages dans sa ZEE. Mais elle ne donne pas de définition claire de ce qu’il faut entendre par ces îles et installations. Il est certain que les îles artificielles ne peuvent être considérées comme des îles, et donc bénéficier de mer territoriale (art. 60.8). Quelques auteurs ont bien élaboré leurs propres définitions, mais aucune n’a été reprise par la CNUDM ni par la jurisprudence.
Dans les abysses du droit
Tout au mieux, nous pouvons nous référer au juriste Alfred Soons qui a inclus dans ces catégories les structures flottantes maintenues dans la même position par des ancres ou d’autres moyens ; les structures fixes reposant sur le fond marin au moyen de pieux ou de tubes ; les structures en béton et, enfin, les structures créées par le déversement de substances naturelles.
Cette brève analyse permet de constater que les îles artificielles, au sens de Smart Eco System, tel que le conçoivent les porteurs du projet, n’ont pas été prévues par la CNUDM. Nous sommes en présence d’un vide juridique. Nous pourrions être tentés de qualifier ces îles de navires, mais étant dépourvues de moyens de propulsion et de direction, cette piste est sans issue.
Or, un objet, qu’il soit maritime ou non, doit pouvoir être qualifié afin de lui attribuer un régime juridique. Les enjeux de responsabilité pour dommages à des tiers, pour pollution, la mise en œuvre des conventions internationales en matière de sécurité maritime (SOLAS, MARPOL, COLREG…) mais également les questions de souveraineté l’exigent. Alors que le projet porté par Civilisation Indigo s’accélère, il convient de combler ce vide afin de qualifier cet objet juridique non identifié. Et ce, à un rythme supérieur à celui de la montée de eaux…