Stephanie Chasserio : « Derrière une femme qui veut faire de l’argent, il y a toujours un soupçon »

Sous la majestueuse coupole de la chambre de commerce de Lille, se cache un auditorium dont a pris possession Stéphanie Chassério, le 13 novembre dernier. À l’invitation de la CCI Grand Lille, elle a donné une « masterclass » sur les rapports entre les femmes et le business. Un sujet sensible et tabou devant lequel ne recule pas la professeur et directrice de l’académie Globalisation de SKEMA Business School, dont les recherches portent, notamment, sur les carrières des femmes.
À quand remontent les préjugés sur les femmes et l’argent ?
Au mythe grec de Danaé ! Son père l’a enfermée en haut d’une tour parce qu’un oracle lui a prédit qu’il serait tué par son petit-fils. Mais Zeus parvient quand même à la rejoindre, pour s’unir à elle, sous la forme… d’une pluie de pièces d’or, qui se répandent sur son corps. C’est le début de l’association du corps des femmes à l’argent corrupteur à cause duquel elles perdent leur innocence. À partir de ce mythe, les représentations artistiques associeront presque toujours l’argent et les femmes de façon négative.
Quels sont les principaux préjugés qui en découlent ?
La femme vénale, la femme qui ne sait pas compter ou qui dépense sans compter… C’est ce qui explique que le sujet soit tabou : une femme qui parle d’argent est une femme frivole, voire parfois une prostituée. De même, on a beaucoup dépossédé les femmes de leur patrimoine et de toute responsabilité budgétaire. Historiquement, il est assez savoureux de lire les conseils donnés aux maris sur la quantité d’argent qu’ils doivent donner à leur épouse pour limiter leur autonomie. Le contrôle de l’argent est un contrôle sur les femmes. Derrière une femme qui demande de l’argent ou qui « veut faire de l’argent », il y a toujours un soupçon : pour quoi faire ? Jusqu’à aujourd’hui, ces préjugés historiques jouent un rôle dans la sous-représentation des femmes dans les métiers de la finance, par exemple. Pourtant, la recherche s’est assez peu penchée sur le sujet…
Danaé hante toujours l’histoire des femmes…
Oui ! Et contrairement à ce que l’on croit, cette histoire n’est pas linéaire. Le Moyen Âge, de ce point de vue-là, est une période moins sombre pour les femmes que la Renaissance, par exemple : les commerçantes et les artisanes avaient alors une certaine autonomie pour entreprendre, elles travaillaient avec leur mari. Avec le code Napoléon, en revanche, les femmes mariées deviennent « mineures », elles perdent l’accès à la propriété et au travail. De même, l’image du « breadwinner », de l’homme qui ramène le pain à la maison, et de la femme qui, elle, reste au foyer est assez récente dans l’histoire occidentale. Elle apparaît avec la révolution industrielle et l’avènement du salariat. C’est aussi le point de départ des inégalités salariales : quand elles travaillent à l’usine, on prend le prétexte qu’elles seraient moins fortes afin de les payer moins que les hommes.
Vous soulignez quand même que les femmes, en Occident, travaillent historiquement davantage dans les métiers de service : est-ce à dire que leur travail est considéré comme une offrande ?
C’est encore Danaé : une femme se donne, elle fait le don de soi. La notion de rémunération ne va donc pas de soi. Pendant des centaines d’années, les métiers de la santé ont été assurés par des religieuses… qui n’étaient pas payées. C’était de la main-d’œuvre gratuite. Cela a encore une certaine résonance aujourd’hui. Des économistes, comme Gary Becker (prix Nobel 1992), ont développé une théorie du « capital humain » et analysé la famille moderne comme une « unité de production » dans laquelle le travail domestique crée de la valeur économique, même s’il n’est pas rémunéré. Le fait que les femmes assument davantage ces tâches-là, on peut le monétiser, ça a un coût, c’est pris en charge gratuitement par les femmes. Mais, quand elles réalisent ces tâches, elles ne font pas autre chose. Et d’autres ne le font pas à leur place. Qu’obtiendrait-on si on traduisait les tâches domestiques et les tâches de soins assurées par les femmes en pourcentage du PIB ?
L’argent n’est pas quelque chose de sale. Vous ne serez pas jugée parce que vous négociez.
Stéphanie Chassério
L’entrepreneuriat a-t-il une fonction émancipatrice chez les femmes qu’il n’a pas forcément chez les hommes ?
C’est absolument certain. Elles sont aux manettes. Elles dessinent leur projet. Mais, même là, un certain conditionnement persiste. D’une part, elles ne demandent pas assez d’argent pour se lancer, le développement de leur projet est donc parfois plus lent. D’autre part, les entreprises qu’elles lancent ne sont pas toujours rémunératrices. Elles sont prises à la gorge mais répondent parfois : « Oui, mais je fais un truc que j’aime ». D’accord, mais le but premier d’une affaire, c’est de gagner de l’argent. Il y a un vrai travail d’accompagnement pour les aider à construire des business models viables.
Comment les femmes entrepreneurs peuvent-elles repenser leur rapport à l’argent ?
Il faut déjà prendre conscience que l’argent n’est pas quelque chose de sale. C’est le carburant d’une boîte. Il faut sortir des comportements appris et oser négocier. Vous ne serez pas jugée parce que vous négociez. Et si vous l’êtes, tant pis ! Il faut oser faire payer son travail au juste prix : on ne travaille pas gratuitement.
Il faut aussi arrêter de s’excuser, travailler sur sa posture, son état d’esprit et savoir se nommer, assumer son titre de dirigeante. Trop de femmes ne le font pas.
Enfin, il faut oser témoigner. De son parcours, de son expérience. Beaucoup de femmes ne se sentent pas légitimes à le faire. Mais si on vous demande de le faire, c’est qu’on juge que vous êtes la bonne personne pour le faire.
Depuis le lundi 10 novembre 2025 à 11h31, les femmes travaillent « gratuitement ». Cet indicateur, de la lettre d’information Les Glorieuses, rend compte symboliquement de l’inégalité salariale entre les femmes et les hommes. Mais faut-il mesurer cette inégalité à l’aune de l’argent uniquement ?
Pas uniquement, mais tout part de l’argent. Au-delà du fait qu’une telle inégalité soit injustifiable, l’argent, c’est ce qui permet aux femmes de devenir autonomes et indépendantes, de partir de leur foyer si elles sont maltraitées. L’argent n’est pas une finalité, mais c’est une énergie. Une énergie qui permet d’agir selon sa volonté. Quand les femmes la maîtrisent, elles peuvent changer le monde.
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