Ulule-KissKissBankBank : plus on est de chouettes, plus on rit

Ulule-KissKissBankBank : plus on est de chouettes, plus on rit
Image générée par Midjourney

L’absorption de KissKissBankBank par Ulule n’est pas une surprise. Ulule a mieux tiré parti des retombées positives entre les projets que sa rivale. Car sur le marché des plates-formes de crowdfunding, l’implication des collaborateurs « historiques » est loin d’être anecdotique.

Début décembre 2024, la plate-forme de crowdfunding Ulule a annoncé l’acquisition de sa concurrente, KissKissBankBank (KKBB). Cette fusion entre les deux plus grands acteurs du marché marque un tournant significatif dans l’industrie du crowdfunding français, qui connaît une croissance continue depuis une dizaine d’années. Ensemble, ces plates-formes rassemblent une impressionnante communauté de 9 millions de personnes et ont permis de financer plus de 80 000 projets, pour un total de 480 millions d’euros collectés.

Le marché français du reward-based crowdfunding (dans lequel les contributeurs obtiennent une contrepartie non monétaire en échange de leur contribution monétaire) s’apparente actuellement à un duopole : loin derrière Ulule et KKBB, on trouve une poignée de très petites plates-formes qui opèrent soit sur des segments de niche (comme MiiMOSA dans l’agriculture), soit dans des régions spécifiques (comme Kengo en Bretagne).

Ce duopole présente des similitudes avec le marché du reward-based crowdfunding aux États-Unis, qui est dominé par Kickstarter et Indiegogo. La fusion annoncée en France va donc mener à un marché extrêmement concentré.

Un effet boule de neige

La concentration des marchés est un phénomène commun dans le monde des plates-formes digitales où les effets d’auto-renforcement règnent en maître. De puissants effets de réseau positifs sont en effet à l’œuvre sur les plates-formes de crowdfunding. Singulièrement, les participants des deux côtés de la plate-forme se renforcent mutuellement : plus il y a d’entrepreneurs présents sur la plate-forme, plus les contributeurs peuvent trouver des projets et des récompenses qui les motivent ; plus il y a de contributeurs potentiels sur la plate-forme, plus les entrepreneurs ont la possibilité d’atteindre leur but de financement.

On comprend dès lors qu’une plate-forme qui parvient à attirer plus de participants que ses rivales acquiert un avantage concurrentiel qui est susceptible de faire boule de neige, jusqu’à la domination complète du marché.

Cependant, une force contraire peut venir gripper cette dynamique. Dans la mesure où ils se font concurrence pour attirer les fonds des contributeurs, les entrepreneurs pourraient être moins enclins à rejoindre la plate-forme si celle-ci compte déjà un nombre élevé d’entrepreneurs ; on parle ici d’un effet de réseau négatif.

Qui contribue contribuera

Dans un article qui vient de paraître dans le Journal of Economics and Management Strategy, nous montrons que c’est en fait l’inverse qui se produit. En utilisant les données d’Ulule couvrant les décisions de financement de plus de 1,3 million de contributeurs sur environ 24 000 projets entrepreneuriaux entre 2010 et 2016, nous démontrons que les projets présentés au même moment par une plate-forme se renforcent mutuellement : plus on a contribué à un projet hier, plus on contribue à d’autres projets aujourd’hui. Nos estimations empiriques nous permettent de chiffrer ces retombées positives entre les projets.

En particulier, le nombre de contributions générées quotidiennement par un projet est supérieur d’environ 1 % lorsque le nombre de contributions au sein d’une même catégorie est doublé ; l’effet monte à 4 % quand on compare des projets de différentes catégories (par exemple, film & vidéo et musique). On voit donc que les retombées positives entre projets l’emportent sur la concurrence à laquelle se livrent les entrepreneurs, ce qui conduit finalement à créer des effets de réseaux positifs au sein du groupe des entrepreneurs.

La sagesse des contributeurs récurrents

Un autre résultat marquant de notre étude est que les contributeurs récurrents – qui apportent des fonds à différents projets au fil du temps – servent de courroie de transmission à ces retombées positives.

D’une part, grâce à l’expérience qu’ils acquièrent, ces contributeurs sont plus susceptibles de repérer les projets qui ont des chances d’atteindre leur but de financement (et donc, de verser des récompenses). D’autre part, ces contributeurs interviennent en moyenne plus tôt dans les campagnes de financement. Dans la mesure où Ulule et KKBB dévoilent l’historique des contributions de chaque contributeur, on a tous les ingrédients pour que les contributeurs récurrents amorcent un processus d’apprentissage social : les contributeurs occasionnels ont en effet de bonnes raisons de suivre les choix faits par les contributeurs récurrents.

Notre analyse suggère donc qu’un facteur critique influençant la trajectoire de croissance des plates-formes de crowdfunding est le taux de rétention des contributeurs récurrents.

Un nid de contributeurs

La figure 1, ci-dessous, présente le nombre mensuel total de contributions apportées sur Ulule (panneau A) et sur KKBB (panneau B) au cours de leurs six premières années d’existence.

Les deux plates-formes ont connu une augmentation évidente du nombre de contributions au fil du temps, la majeure partie de ces contributions étant le fait de contributeurs occasionnels (ligne bleue). Le nombre de contributeurs récurrents (ligne rouge) augmente également au cours de la période, mais à un rythme différent pour les deux plates-formes.

Ulule a une part plus importante de contributeurs récurrents que KKBB. Bien que les deux plates-formes aient été lancées à peu près à la même période, les données montrent que le nombre de contributeurs récurrents par projet augmente plus rapidement sur Ulule : le taux de croissance annuel composé au cours de la période d’échantillonnage est de 33,1 % pour Ulule contre 3,0 % pour KKBB.

Un envol fulgurant

La figure 2 présente l’évolution de la différence du nombre total de contributions entre les deux plates-formes. On y constate nettement que l’écart se creuse entre Ulule et KKBB.

Ensemble, les deux figures suggèrent que les contributeurs récurrents expliquent en partie les trajectoires de croissance divergentes d’Ulule et de KKBB.

En résumé, nos résultats apportent une preuve supplémentaire que les marchés du financement participatif reposant sur les récompenses sont intrinsèquement enclins à la domination d’une seule plate-forme. La fusion annoncée entre Ulule et KKBB le confirme. Au-delà du contexte français, Ziegler et al. (2021) font état d’une concentration croissante du marché du crowdfunding au niveau mondial.

Ulule, le chant des possibles

Au-delà des enseignements pour la politique de concurrence, nos résultats ont également des implications significatives pour la gestion et la stratégie concurrentielle des plates-formes de crowdfunding. Un élément clé à retenir pour les responsables de plates-formes de crowdfunding est le comportement distinct des contributeurs récurrents, qui sont reconnus comme des influenceurs sociaux.

Notre recherche montre que les projets ayant une proportion plus élevée de contributeurs récurrents ont tendance à générer plus de contributions, ce qui suggère que la rétention des contributeurs existants est plus rentable que l’acquisition de nouveaux contributeurs.


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Notre analyse indique également que le succès d’une plate-forme de crowdfunding dépend de la combinaison de projets lancés simultanément sur la plate-forme. Étant donné les complémentarités entre les projets, comme le montre la présence de retombées positives entre projets, les plates-formes peuvent augmenter les contributions totales en sélectionnant une combinaison optimale de projets.

Finalement, notre étude souligne l’importance de fournir des informations sur les décisions de financement des contributeurs récurrents. Des plates-formes comme Ulule et KKBB tirent parti de cette situation en partageant publiquement ces informations, se démarquant ainsi d’autres grandes plates-formes comme Kickstarter et Indiegogo.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Armin Schwienbacher

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Thomas LambertProfesseur de Finance à l'Université Erasme de Rotterdam

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Paul BelleflammeProfesseur d'économie à l'Université catholique de Louvain (UCLouvain)

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