Le capitalisme est-il compatible avec l’IA ?

Le capitalisme est-il compatible avec l’IA ?
Détail du tableau de Goya "Saturne dévorant son enfant", 1823 (domaine public)

La dernière née du capitalisme globalisé s’appelle « Intelligence », et elle est artificielle. Sa croissance est fulgurante et menace l’un des fondements du système actuel : sa valeur travail. Pour survivre à l’IA, le capitalisme doit mener sa révolution, repenser ses équilibres et valoriser ce qui différencie vraiment l’homme de la machine. Sans quoi, il risque d’être dévoré par son propre enfant…

Imaginez un monde dans lequel votre collègue préféré ne tousse pas, ne fait pas de blagues douteuses et ne cherche pas à vous montrer ses 372 photos de vacances. Un monde dans lequel ce collègue est absolument brillant, ou à tout le moins plus performant que vous et que vos autres collègues humains. Un monde dans lequel votre collègue préféré est une intelligence artificielle. Un monde dans lequel les décisions stratégiques, les analyses financières et les interactions clients sont gérées par des entités numériques travaillant sans relâche, 24h/24, sans jamais demander d’augmentation. Ce monde n’est plus de la science-fiction — c’est le monde dans lequel nous nous apprêtons à vivre. 

En 2025, les entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle (IA) dépassent les 3 000 milliards de dollars de valorisation, et plus de 40% des tâches administratives sont, selon McKinsey, déjà automatisables. Les investisseurs sont donc confrontés à une question existentielle : les agents d’IA peuvent-ils coexister moralement avec les fondements du capitalisme tel que nous le connaissons ? 

« La technologie n’est pas neutre », écrivait Melvin Kranzberg, le premier historien de la tech’. On ne saurait mieux résumer la révolution silencieuse qui se déroule sous nos yeux. Mais est-elle seulement compatible avec le capitalisme actuel ? 

L’essence du capitalisme : capital et production 

Le capitalisme peut être défini comme une confrontation entre le capital et le travail — cette danse ancestrale dans laquelle l’un ne peut exister sans l’autre, mais qui n’a jamais su trouver son équilibre. Chaque organisation y est l’expression matérielle du capital, orchestrant le travail humain pour faire croître sa propre existence. 

Comme l’a observé l’économiste Thomas Piketty, « le passé dévore l’avenir » : le capital accumulé tend naturellement à dominer la valeur produite par le travail. Depuis 1978, la productivité des travailleurs américains a augmenté de près de 150% tandis que leur rémunération réelle n’a progressé que de 18%. 

Dans ce théâtre économique, le capital impulse le mouvement tandis que le travail l’accélère. La richesse jaillit du capital comme une rivière de sa source, le travail ne fournissant que les moyens d’existence du capital. Le travail représente un coût pour le capital, une équation que les algorithmes maîtrisent désormais mieux que quiconque. 

Les agents d’IA, nouveaux gladiateurs économiques 

Les agents d’IA émergent comme des entités numériques autonomes, capables de percevoir leur environnement avec une acuité surhumaine, de prendre des décisions reposant sur des milliards de variables, et d’exécuter des actions avec une précision chirurgicale. 

« L’intelligence artificielle est la nouvelle électricité », proclamait le pionnier de l’IA, Andrew Ng. Si l’électricité a transformé chaque industrie il y a un siècle, l’IA autonome métamorphose aujourd’hui la nature même du travail. D’ici 2027, plus de 80% des entreprises exploiteront des agents d’IA commercialement viables, contre moins de 5% en 2023. 

Ces agents d’IA sont des « employés numériques » qui ne dorment jamais, ne prennent jamais de congés, et dont la courbe d’apprentissage défie toutes les lois de la pédagogie humaine. Leur architecture s’articule autour de quatre dimensions fondamentales : 

Perception : des sens artificiels 

Cette première dimension donne à l’agent la capacité de percevoir son environnement avec une précision que nos sens biologiques ne peuvent égaler. Par un réseau d’intégrations (API) et de modèles de reconnaissance, il capture la réalité sous forme de données structurées. Comme un nouveau responsable marketing à qui l’on présente les outils de l’entreprise, l’organigramme et les processus internes, l’agent absorbe en millisecondes ce qu’un humain assimilerait en plusieurs semaines. Cette perception augmentée lui permet d’intégrer simultanément des milliers de variables et de contextes qui échapperaient même à l’expert humain le plus attentif. 

Raisonnement : intelligence probabiliste 

Cette dimension cruciale s’appuie sur des Grands Modèles de Langage (Large Language Model, LLM) ou, tendance émergente, des Petits Modèles de Langage (Small Language Model, SLM) qui s’imposent progressivement en raison de leur empreinte énergétique réduite — un SLM moderne consommant jusqu’à 25 fois moins d’énergie qu’un LLM équivalent pour certaines tâches. Ces architectures neurales sophistiquées, entraînées sur des corpus dépassant parfois 10^15 tokens de données (c’est plus que vous ne pouvez l’imaginer), représentent des modèles probabilistes capables d’inférer des décisions optimales face à l’incertitude. 

Ce processus ressemble à l’acclimatation d’un analyste financier nouvellement recruté : on lui donnerait l’historique des transactions, les performances passées du portefeuille, les analyses sectorielles — un bagage qu’il assimilerait à travers le prisme de sa formation et de son expérience. La différence ? L’agent d’IA intègre simultanément l’équivalent de plusieurs décennies d’expérience professionnelle et peut explorer des millions de scénarios en parallèle pour déterminer la solution optimale. 

Exécution : performance sans fatigue 

Dans cette troisième dimension, l’agent transcende la simple analyse pour incarner l’action pure. Il effectue des tâches concrètes avec une rigueur mécanique : répondre à des centaines d’emails simultanément, optimiser une chaîne d’approvisionnement mondiale en temps réel, ou orchestrer des milliers d’ordres de trading à haute fréquence en microsecondes. Une étude de Deloitte révèle que les agents d’IA déployés dans le service client réduisent les temps de réponse de 85% tout en améliorant la satisfaction client de 37%. 

L’agent effectue ainsi un travail de manière optimisée et probabiliste infiniment plus rapidement qu’un employé humain — sans jamais éprouver de fatigue, de doute ou de distraction. Cette exécution parfaite et constante redéfinit les standards de performance et crée un écart de productivité impossible à combler pour les travailleurs humains. 

La boucle de rétroaction : apprentissage perpétuel 

Ici, le travail de l’agent est ajusté par des retours structurés et quantifiés. Il est « coaché », non pas par des conversations de bureau ou des évaluations trimestrielles, mais par des ajustements mathématiques précis de ses paramètres et fonctions objectives. Ce processus continu de renforcement permet à l’agent de monter en compétence à une vitesse vertigineuse. Imaginer faire passer un junior à un poste de directeur — mais en compressant dix ans d’évolution professionnelle en… quelques semaines. 

Cette capacité d’apprentissage accéléré signifie qu’un agent d’IA peut non seulement exécuter des tâches de manière optimale mais aussi s’améliorer continuellement, intégrant chaque nouvelle information, chaque correction, chaque modification du contexte pour affiner ses performances futures. Contrairement à un humain qui doit diviser son temps entre exécution et apprentissage, l’agent fait les deux simultanément, créant une courbe d’apprentissage exponentielle qui défie toutes les lois traditionnelles du développement professionnel. 

Cette tétralogie fonctionnelle illustre la capacité des agents d’IA à incarner des « super-employés » — supérieurs non pas dans leur humanité mais dans leur connaissance encyclopédique, leur vitesse d’exécution, et leur absence d’émotions. « La plus grande faiblesse humaine, notait Nietzsche, est que même nos meilleures qualités fonctionnent par intermittence. » 

La grande reconfiguration : réinvention de l’échiquier du travail 

Imaginons le calcul froid qui s’opère déjà dans l’esprit de chaque dirigeant. D’un côté, un employé humain : créatif mais inconstant, intelligent mais émotionnel. De l’autre, un agent d’IA : infatigable, précis, évoluant constamment vers la perfection algorithmique, et dont le coût marginal tend vers zéro après l’investissement initial. 

Le choix, vu à travers le prisme de la pure rationalité économique, est presque une certitude mathématique. Comme l’a noté Warren Buffett : « Le prix est ce que vous payez, la valeur est ce que vous recevez ». Et la valeur d’un agent d’IA éclipse désormais celle d’une multitude de travailleurs humains. 

« Le logiciel dévore le monde »

Les agents d’IA vont donc inévitablement perturber, non pas simplement certaines professions, mais le concept même du travail. Cette métamorphose est déjà visible dans les incubateurs comme Y Combinator, où les startups rivalisent pour maximiser leur ratio revenu/charges sociales grâce à l’automatisation. 

« Le logiciel dévore le monde », prophétisait l’un des pionniers de l’investissement dans les startups, Marc Andreessen, en 2011. Près de quinze ans après, nous pourrions dire : « Les agents d’IA dévorent le travail ». Nous assistons à l’automatisation de tâches autrefois considérées comme inaliénablement humaines. Rédaction juridique, analyse financière, diagnostic médical, conseil en stratégie — tous ces bastions de l’expertise humaine succombent progressivement aux assauts d’agents d’IA. 



Ce phénomène révèle une ironie frappante : les diplômés de Harvard Business School sont valorisés pour leur formation à la méthode des cas — une méthodologie qui en fait des « machines probabilistes » organiques. Ne reconnaissez-vous pas là le fonctionnement même d’un LLM ? De même, un investisseur en capital-risque performant n’est-il pas, au fond, une machine biologique de calcul de probabilités ? 

Cette substitution soulève une question existentielle : dans un monde où le travail a traditionnellement nourri le capital et constitué l’épine dorsale de notre société, comment maintenir l’équilibre social si les machines remplacent progressivement mais inexorablement le travail humain ? 

L’atrophie de la pensée

Comment empêcher notre planète de devenir le reflet macroscopique des inégalités déjà criantes de la Silicon Valley — ce laboratoire du futur où l’opulence technologique coexiste avec une pauvreté stupéfiante, où le revenu médian des ménages atteint 138 000 dollars tandis que 13,2% de la population vit sous le seuil de pauvreté ? 

La probabilité émerge, avec une clarté presque mathématique, qu’avec la diminution du travail humain économiquement viable, les principaux postes résiduels seront concentrés entre les mains d’une élite technique capable de développer et d’orchestrer ces systèmes d’IA. 


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Les compétences cruciales dans ce monde d’automatisation accélérée ne seront plus l’exécution fidèle ni même la gestion efficace, mais la pensée critique capable de transcender les modèles établis et la créativité permettant d’explorer des territoires conceptuels vierges — ces facultés proprement humaines que même l’IA la plus sophistiquée ne peut que reproduire ou extrapoler.

Pourtant — et c’est là le paradoxe tragique — ces mêmes compétences qui pourraient sauver l’humanité de l’obsolescence professionnelle se raréfient. Nous assistons à une atrophie progressive de la pensée critique sous l’effet combiné de l’hyper-hiérarchisation du travail qui valorise l’obéissance plutôt que l’innovation, l’omniprésence des réseaux sociaux fragmentant l’attention, et la résistance culturelle au changement. 

Une étude longitudinale de l’Université de Cambridge montre que les capacités de concentration profonde et de pensée systémique ont diminué de 31% chez les jeunes adultes, en corrélation directe avec le temps accru passé sur les plateformes numériques. 

L’aube d’un nouveau paradigme : réimaginer la civilisation 

Ces métamorphoses tectoniques doivent convoquer notre courage collectif pour réimaginer une civilisation en pleine mutation. Cette transition nous appelle à affronter des questions fondamentales. 

Quel modèle économique et social pouvons-nous concevoir pour une société où le travail n’est plus l’outil privilégié de création de valeur ou de structuration de l’existence ? Comment préserver les bénéfices d’un système capitaliste sans sacrifier sur l’autel de l’optimisation algorithmique les millions d’individus dont les compétences deviennent progressivement obsolètes ? Le prix Nobel d’Economie, Joseph Stiglitz nous le rappelle : « le marché est un bon serviteur mais un mauvais maître ». 

Edge of Empires

Comment cultiver systématiquement la contemplation structurée et la créativité responsable pour guider la performance des agents d’IA ? Yuval Noah Harari (Historien et Essayiste Israélien) nous avertit : « Les humains risquent d’être transformés en données, tandis que l’IA deviendra quelque chose qui ressemble à l’âme humaine ».

Il est impératif de réarchitecturer notre modèle global d’enseignement supérieur, actuellement conçu pour produire des exécutants qualifiés dans un monde qui exige désormais des penseurs critiques et des créateurs visionnaires. Seulement 17% des diplômés actuels maîtrisent des compétences avancées de pensée critique, alors que 65% des emplois en 2035 exigeront principalement cette faculté. 

Le pire scénario serait de laisser les IA autonomes prendre le même rôle insidieusement invasif que les algorithmes de recommandation exercent déjà dans nos vies numériques — ces architectures d’influence qui réduisent progressivement notre champ des possibles et façonnent nos désirs à notre insu. 

L’histoire nous enseigne que les inégalités sociales poussées à l’extrême n’engendrent que des sociétés instables, violentes et finalement autodestructrices. Le schéma se répète invariablement : concentration excessive des richesses, érosion de la mobilité sociale, effondrement de la cohésion collective, puis cataclysme social. Regardez l’empire romain.

Le capitalisme de la pensée ?

Paradoxalement, ces mutations technologiques nous ramènent vers un modèle où la véritable valeur sociale résiderait dans la pensée, la philosophie et la participation civique plutôt que dans les tâches productives répétitives. Cette vision pourrait-elle inspirer un autre avenir ? 

Un avenir où l’agent d’IA serait au service de la collectivité, où les principaux bâtisseurs seraient les développeurs et concepteurs de systèmes, où la pensée critique et l’épanouissement personnel constitueraient la nouvelle hégémonie sociale, et où l’État aurait pour mission première la réduction systématique des inégalités résultant de l’automatisation massive. 


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« La technologie devrait nous libérer, pas nous asservir », prévenait le fondateur d’Apple, Steve Jobs.  Cette vision n’est réalisable qu’à condition de transformer radicalement notre rapport au capital et au travail. 

Car voici le nœud gordien de notre dilemme : un tel monde nécessiterait de réduire drastiquement la domination du capital sur les sociétés humaines — ce qui est par nature antithétique au rôle traditionnel de l’investisseur, historiquement conçu pour servir les détenteurs de capital qui, mécaniquement, veulent accroître leur richesse. 

Cette transformation implique donc de changer fondamentalement l’instrument de mesure de notre civilisation : passer de l’indicateur-clé « argent » à l’indicateur-clé « pensée » — une révolution copernicienne de nos systèmes de valeurs. 

A la lumière de l’IA

Ce changement paradigmatique révolutionnerait la raison d’être même des investisseurs, qui ne seraient plus des machines d’optimisation servant exclusivement le capital, mais des catalyseurs visionnaires au service du développement sociétal — dont la qualité première serait la pensée critique permettant d’envisager et de façonner des futurs désirables. 

« La véritable tragédie, écrivait Oscar Wilde (écrivain irlandais), n’est pas de ne pas atteindre vos objectifs, c’est de ne pas en avoir. » L’objectif que nous devons collectivement nous fixer est la réinvention d’un capitalisme transformé, où les agents d’IA deviennent des instruments de prospérité partagée plutôt que des vecteurs de concentration extrême des richesses. 

Le choix qui s’offre à nous n’est pas celui d’accepter ou de rejeter l’avènement des agents d’IA — cette révolution est déjà en cours. Le véritable choix concerne la vision de civilisation que nous souhaitons matérialiser : un nouvel âge des Lumières augmenté par l’IA, ou un âge de l’Algorithme roi.

La réponse à cette question existentielle déterminera non seulement le succès de nos investissements actuels mais, plus fondamentalement, la nature du monde que nous léguerons. 

Arthur DerderianEtudiant du Programme Grande Ecole (PGE) de SKEMA Business School, co-fondateur de Owners et créateur de la newsletter BrainInvest.

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Sabrina ChikhProfesseur en Finance, SKEMA Business School

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