C’est l’argument le plus ancien des opposants à l’immigration : elle serait une concurrence déloyale aux travailleurs locaux. Mais cette affirmation résiste-t-elle aux recherches faites sur le sujet ?
C’est un célèbre immigré américain qui l’a dit : « Rendez les choses aussi simples que possible, mais pas plus simples. » N’en déplaise à Albert Einstein, l’immigration est l’un des sujets les plus susceptibles de faire l’objet de simplifications excessives. Nous l’avons tous entendu au moins une fois : les immigrés prendraient le travail des Français et feraient baisser les salaires. Selon la loi de l’offre et de la demande, cette affirmation n’est pas entièrement infondée. En effet, l’immigration augmente l’offre de travail. Si la demande de travail reste stable, cela peut donc entraîner une baisse des salaires ou une augmentation du chômage, comme l’illustre le graphique ci-dessous.

Ce raisonnement a été popularisé en France par le Front national (FN) qui, en 1978, a lancé le slogan : « 1 million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop ». Les simplifications ne connaissent ni époque ni frontière : l’ancien haut conseiller de Donald Trump, Stephen Miller, a récemment repris ce modèle en 2023 assurant que « les déportations de masse provoquer[aie]nt une rupture sur le marché du travail, bénéficiant aux travailleurs américains qui auraient des salaires plus élevés et de meilleures chances de pourvoir ces emplois ».
Le salaire de l’immigration
Bien que ce discours soit utilisé à des fins électoralistes, la croyance selon laquelle l’immigration constituerait un fardeau économique est latente, même au-delà de nos frontières. En 2013, 47 % des Britanniques considéraient l’immigration comme néfaste pour l’économie nationale, une proportion qui atteignait 65 % au Pays de Galles. Plus récemment, selon un sondage Ifop Fiducial réalisé pour Sud Radio en 2024, 74 % des Français estiment que l’immigration économique contribue à faire baisser les salaires.
Il apparaît pourtant que le modèle de l’offre et de la demande est bien trop simpliste pour rendre compte d’un phénomène aussi complexe que l’immigration. Comme l’explique l’Observatoire des migrations de l’Université d’Oxford, l’immigration ne se limite pas à affecter l’offre de travail ; elle influence également la demande du côté des employeurs. Le chercheur souligne en substance que les entreprises adaptent leurs techniques de production et leur stock de capital, ce qui compense les effets théoriquement négatifs de l’immigration. Le graphique ci-dessous montre qu’une augmentation de la demande de travail compense les effets théoriquement négatifs d’une offre en expansion.

Parle-t-on d’une évolution des emplois ou de la rémunération ? Quelle segmentation de travailleur peut le mieux décrire les changements à l’œuvre ? Les populations autochtones ont-elles des compétences complémentaires ou substituables aux nouveaux arrivants ? Les effets de l’immigration sont plus complexes qu’il n’y paraît.
Impacts sur l’emploi
En France, l’impact des nouveaux arrivants sur l’emploi reste globalement marginal. Comme le souligne France Stratégie : « une augmentation de 1 % de la main-d’œuvre due à l’immigration entraînerait une variation de l’emploi des non-immigrés comprise entre -0,3 % et +0,3 % ». En examinant ce phénomène plus en détail, Anthony Edo et Cem Özgüzel identifient trois critères déterminants :
- la temporalité : à long terme, elle atténue les effets négatifs pour les travailleurs peu qualifiés et amplifie les gains pour les travailleurs qualifiés.
- la localisation : les régions dynamiques sont mieux équipées pour absorber un afflux de nouveaux arrivants.
- la segmentation des travailleurs : en moyenne, l’immigration a un effet légèrement positif sur le taux d’emploi des travailleurs qualifiés, et légèrement négatif pour les travailleurs peu qualifiés.
Cette matrice constitue ainsi un cadre conceptuel plus complet pour analyser l’impact de l’immigration sur l’emploi, en prenant en compte :
- l’horizon temporel : examine-t-on les effets de l’immigration immédiatement après l’afflux de nouveaux arrivants ou sur une période plus longue (entre 5 et 10 ans) ?
- le niveau de qualification : en segmentant la population en travailleurs peu qualifiés et qualifiés.

Impacts sur les salaires
L’impact de l’immigration sur les salaires est difficile à estimer avec précision. Les conclusions des chercheurs varient en fonction des choix méthodologiques et des contextes d’étude, d’où l’absence de consensus. Bien que les effets globaux de l’immigration sur les salaires soient relativement faibles, une analyse segmentée entre travailleurs qualifiés et peu qualifiés permet néanmoins d’obtenir une vision plus détaillée des impacts sur ces différentes catégories.
Natifs peu qualifiés
Certaines études, à approche spatiale notamment montrent un impact légèrement négatif de l’immigration sur les salaires des natifs peu qualifiés aux États-Unis (-1,2 %). En revanche, d’autres travaux utilisant une approche structurelle révèlent un effet légèrement positif en France (+0,4 %). Ces divergences ne s’expliquent pas tant par les différences géographiques que par les méthodologies employées. La seconde étude intègre en effet des éléments comme les complémentarités entre travailleurs et les ajustements temporels.
Phénomène de complémentarité
Contrairement aux idées reçues, l’arrivée de travailleurs peu qualifiés peut être bénéfique pour les natifs occupant des emplois similaires, à condition que leurs compétences soient complémentaires. Aux États-Unis, par exemple, les immigrés peu qualifiés se concentrent souvent sur des emplois manuels, où les compétences requises sont plus facilement transférables d’un pays à un autre. Cela incite les travailleurs autochtones à se rediriger vers des emplois non manuels, souvent moins pénibles et moins accessibles aux immigrés.
En France, un phénomène similaire s’observe. Alors que les Français se tournent de moins en moins vers des métiers jugés pénibles, les immigrés sont surreprésentés dans les professions essentielles et sous tension. En Île-de-France, par exemple, les données de 2018 montrent que 61,4 % des employés de maison et aides à domicile, ainsi que 60,8 % des ouvriers non qualifiés du gros œuvre du bâtiment, des travaux publics, du béton et de l’extraction, sont des actifs immigrés.

Ajustements temporels
Une étude publiée en 2008 souligne des effets négatifs à court terme de l’immigration sur les salaires aux États-Unis (-0,7 %), mais positifs à long terme (+0,3 %). Ces résultats illustrent l’ajustement progressif des entreprises, qui adaptent leur offre d’emploi pour intégrer ces nouveaux arrivants (voir graphique ci-dessus). Ces ajustements structurels démontrent que les impacts de l’immigration sur les salaires ne sont pas figés et dépendent de dynamiques temporelles.
Natifs qualifiés
L’immigration qualifiée est de son cotée moins controversée, bien que certains débats sur la loi immigration en France aient explicitement ciblé les titres de séjour accordés aux étudiants étrangers. Certaines études mettent en lumière un impact légèrement négatif, tandis que d’autres soulignent des effets positifs grâce aux gains de productivité et aux avancées en matière d’innovation. Ces résultats contrastés s’expliquent une nouvelle fois par des mécanismes de complémentarité et d’ajustement sur le marché du travail rappelle Gianluca Orefice, professeur d’économie à l’université Paris Dauphine. Les migrants qualifiés tendent à occuper des emplois à forte technicité (ingénieurs, développeurs de logiciels), tandis que les natifs qualifiés se dirigent davantage vers des postes nécessitant des compétences en communication (finance, cadres administratifs). Cette répartition atténue la concurrence directe et favorise une certaine synergie entre les deux groupes.
Des immigrés entrepreneurs
Aussi, le constat « immigration = chômage » ne tient pas, puisqu’il ne considère les immigrés que sous l’angle d’une main d’œuvre nouvelle. Or, les immigrés participent à la création de richesse autrement, notamment par le biais de l’entreprenariat et de la consommation. Selon une étude de l’OCDE en Europe en 2007 et 2008, les immigrés entrepreneurs ont employé 750 000 personnes en Allemagne, 500 000 en Grande-Bretagne et 400 000 en France. Dans certains pays européens tels que le Royaume-Uni, la Hongrie et la République Tchèque, un travailleur indépendant immigré crée en moyenne plus d’emplois qu’un travailleur indépendant autochtone.
Les conclusions de la National Foundation for American Policy (NFAP, 2022) vont dans le même sens. Plus d’une licorne – entreprises non cotées mais évaluées à plus d’un milliard de dollars – sur deux a été créée ou cocréée par des immigrés aux Etats-Unis. Pourtant, les immigrés ne représentent que 15% de la population. D’après cette même étude, chacune des licornes a créé en moyenne 859 emplois. On observe ci-dessous une augmentation spectaculaire du nombre d’emplois créés entre 2018 et 2022 par des licornes fondées par des entrepreneurs immigrés.

Immigration et patronat
« C’est le parti patronal qui demande le plus d’immigration en France », a assuré sur CNews, Philippe Guibert, ancien directeur du service d’information du gouvernement. Cette déclaration de septembre 2024 n’est pas tombée du ciel : elle reflète une opinion largement répandue, selon laquelle le patronat serait intimement lié à l’immigration. Pour ceux qui adhèrent à cette simplification, l’immigration serait encouragée par les multinationales et la finance internationale dans le but de réduire les coûts du travail, les immigrés étant supposés accepter des rémunérations plus basses.
Il est indéniable qu’au sortir de grandes crises, l’immigration a été directement orchestrée par les industriels en collaboration avec l’État. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la démographie française, profondément affectée par les millions de victimes, de blessés et de personnes rendues stériles, nécessitait une action. En 1924, les organisations patronales ont donc créé la Société générale d’immigration pour pallier la pénurie de main-d’œuvre. En 1930, les immigrés représentaient 15% de la classe ouvrière. Ce schéma s’est répété après la Seconde Guerre mondiale, notamment pour répondre aux besoins de l’industrie automobile et du bâtiment.
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Le soutien du patronat à l’immigration dans les années 1920 et après 1945 n’était pas seulement conjoncturel. Dans un contexte où la mobilité des entreprises est limitée, les moins compétitives d’entre elles ont tout intérêt à promouvoir une politique migratoire ouverte. L’augmentation de l’immigration, en accroissant la disponibilité de la main-d’œuvre, permet de réduire les coûts de production et de gagner des parts de marché.
Peut-on pour autant considérer l’immigration de personnes peu qualifiées comme « l’arme de réserve du patronat » ? Pas vraiment. Pourquoi faire venir des travailleurs étrangers alors qu’il est possible de délocaliser la production vers des pays où le coût du travail est plus bas ? Pour les grandes industries ayant la possibilité de délocaliser, un afflux de migrants peut même devenir un désavantage, car elle représente une perte de main-d’œuvre potentielle. Ainsi, les industriels ne militent pas tant en faveur de l’immigration qu’en faveur d’un libéralisme économique.
Le cadre conceptuel qui associe systématiquement l’immigration au patronat est donc limité voire anachronique, car il ne prend pas en compte tous les éléments contextuels, tels que la mobilité potentielle des entreprises.

L’étude du lobbying des entreprises américaines en faveur de l’immigration peu qualifiée le confirme. Conformément au modèle classique des gains d’immigration, les entreprises non délocalisées et fortement ancrées sur le territoire national militent pour une politique migratoire plus ouverte. Entre 1998 et 2011, 14% des problématiques défendues par les entreprises américaines non mobiles portaient sur l’immigration. En revanche, les entreprises plus mobiles sont plus indifférentes : elles militent en moyenne deux fois moins que les entreprises non mobiles (soit 7%). Le graphique ci-dessous montre par ailleurs la faible proportion du lobbying pro-immigration face aux nombre total de lobbyistes.

On constate donc une évolution historique de la position du patronat sous l’effet de la mondialisation. Un large éventail d’industries, allant des magasins de détail aux restaurants en passant par l’industrie du sucre et du tabac ne militent plus en faveur de l’immigration de personnes peu qualifiées. Elles étaient pourtant au cours du XXème siècle les industries employant le plus d’immigrés. L’utilisation de ce modèle permet de mettre en évidence les contradictions des revendications à la fois souverainistes et nationalistes. A l’avenir, la volonté croissante de redevenir « maître de chez soi » par le biais de relocalisations s’accompagnera nécessairement de nouveaux besoins de main d’œuvre, et donc d’immigration.