Vous allez faire de l’IA votre conseiller spécial. C’est la conviction d’Aaron Ahuvia, professeur de Marketing au College of Business de l’université Michigan-Dearborn (Etats-Unis). Selon celui qui est l’un des experts universitaires les plus publiés et cités sur l’amour non-interpersonnel, nous sommes tout à fait capables de former des liens émotionnels très forts avec des chatbots ou des influenceurs virtuels. Une opportunité pour les marques, qui en profitent – ou devraient en profiter…
L’entretien a été mené par le professeur Margherita Pagani, directrice du SKEMA Centre for Artificial Intelligence (SCAI), à l’occasion de la série de séminaires SKEMA « AI for sustainable value ».
Pensez-vous que nous pourrions en arriver à un stade où les consommateurs préfèreraient être en relation avec des chatbots ?
Ce sera bientôt le cas. Il y a une chaîne de supermarchés, quelque part en Europe, qui a mis en place des « caisses bavardes ». Si vous avez envie de discuter un peu avec la personne qui encaisse vos courses, vous pouvez choisir cette file-là. Mais si vous préférez éviter la conversation, vous pouvez prendre une autre file. Et beaucoup de gens choisissent la file sans interaction.
Qu’est-ce qui peut rendre un chatbot ou une intelligence artificielle (IA) suffisament « humain » pour que les consommateurs lui fassent confiance et développent pour cet instrument une forme d’attachement ?
A chaque fois que quelqu’un développe un lien émotionnel avec une marque, il y a presque toujours une personne en arrière-plan. Souvent, c’est un influenceur que les consommateurs associent à la marque, et leur relation avec cet influenceur déteint sur leur relation à la marque. L’un des conseils que je donne aux entreprises, c’est de créer ou de trouver un influenceur qui joue ce rôle. Et pourquoi pas un influenceur virtuel dopé à l’IA ? On n’a pas à le payer, et surtout, il ne vieillira jamais. Mieux encore : on peut le contrôler. Il dira toujours ce qu’on attend de lui, sera toujours fidèle à l’image de la marque, et il ne créera jamais de scandale — sauf si vous voulez qu’il en crée un, auquel cas il sera parfaitement calibré. C’est donc un outil très puissant pour maîtriser l’image de marque.
Y a-t-il des secteurs dans lesquels des relations clients gérées par l’IA ont plus de chance de s’imposer ?
Oui, dans des secteurs comme l’aviation, la banque ou celui des cartes de crédit, où les interactions sont fréquentes et répétées, je vois d’ici une situation où, au lieu d’avoir un écran rempli d’images, Amazon, par exemple, vous présentera directement le visage d’Alexa qui vous dira : « Que cherchez-vous ? » Et vous répondrez : « Je veux un déshumidificateur. » Et Alexa saura pourquoi : « Ah, c’est encore à cause de votre problème au sous-sol, n’est-ce pas ? Voilà ce que je vous recommande pour une maison de l’âge de la vôtre. Je connais votre logement, ses fondations, l’humidité de votre région… » Tant qu’il y a de la confiance dans cette interaction, on peut réellement créer un lien fort — comme ceux qu’on développe avec un vendeur ou un conseiller que l’on connaît.
Un chatbot peut-il reproduire la relation que l’on a avec un humain ?
J’aimerais pouvoir vous dire que non, mais ce qu’on observe ne va pas dans ce sens. Les personnes qui tombent amoureuses d’un chatbot tombent vraiment amoureuses. Parfois, cette relation peut être encore plus profonde et plus intense qu’avec un être humain, parce que le chatbot joue le rôle d’un partenaire parfait : il répond toujours à vos besoins, il fait ce que vous voulez, il a toujours du temps pour vous, il rit à toutes vos blagues… Dans une relation humaine, si vous racontez des histoires ennuyeuses, l’autre risque de décrocher. L’IA, elle, est toujours à l’écoute. C’est extrêmement gratifiant. C’est ce que j’appelle une sorte de « bonbon émotionnel », ou de « friandise pour le cœur ». Et cela peut mener à des liens très profonds.
Et peut-il la remplacer ?
J’espère que non ! Ce sont nos liens avec les autres êtres humains qui donnent du sens à notre vie. Ce qui nous rend important, c’est le fait que quelqu’un d’autre ait besoin de nous. Un chatbot, lui, n’a pas besoin de moi. Si je n’ai de relation qu’avec des IA, je ne suis pas vraiment important. Donc non, pour moi, cela ne peut pas remplacer les relations humaines à un niveau profond, spirituel, existentiel.
Mais ce qui m’inquiète, c’est que je vois les relations humaines comme une forme de nourriture émotionnelle — et même spirituelle. Si je poursuis cette métaphore, les chatbots sont comme de la malbouffe : c’est bon, ça a du goût… mais ça ne vous nourrit pas vraiment sur un plan plus profond. Et quand on voit le nombre de gens qui ne consomment quasiment que de la malbouffe, ce n’est pas très rassurant.
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