Par-delà bien et mal : pourquoi vous n’auriez jamais dû voir Dune au cinéma

Par-delà bien et mal : pourquoi vous n’auriez jamais dû voir Dune au cinéma
Image générée grâce à Midjourney

La narration traditionnelle a vécu. La nouvelle adaptation de Dune incarne un bouleversement des codes classiques du cinéma. Dans la droite ligne des évolutions récentes des sociétés occidentales, les notions de bien, de mal et de fin heureuse, sont remises en cause. Cœurs sensibles s’abstenir.

En deux films, il en est à huit Oscars. Pourtant, vous n’auriez jamais dû voir Dune au cinéma. Le nouveau projet d’adaptation de la saga de Frank Herbert au cinéma était bâti sur du sable. Initialement, les studios Warner avaient longtemps jugé l’intrigue mise trop complexe. L’un des points noirs : l’évolution psychologique du héros Paul Atréides. Le héros passe progressivement d’un ethos bienfaisant et positif à un personnage néfaste, dangereux, aveuglé par le pouvoir.

Sans compter la complexité structurelle du récit : sa multiplicité de lieux, sa longueur temporelle, l’enchâssement de multiples intrigues. Warner Bros trouvait ça peu vendeur, trop exigeant, trop Denis Villeneuve.

Fables mouvantes

Dans un contexte où les jugements moraux semblent de plus en plus remis en question, notamment sous l’influence de mouvements prônant l’inclusivité et l’ouverture, le réalisateur de Dune et de Blade Runner 2045 s’est semble-t-il demandé avant les autres si les hommes de ce début de siècle étaient capables de s’affranchir des empreintes axiologiques – au sens moraliste – qui ont façonné les comportements et les cultures occidentales, empreintes de la tradition chrétienne.


A lire aussi : Gollum aurait-il été condamné à de la prison ferme par la justice française ?


Notre époque semble en effet marquée par une volonté croissante de s’émanciper des normes et valeurs aujourd’hui perçues comme héritées d’une société patriarcale, dogmatique et traditionnelle. C’est ce que traduit, par exemple, le mouvement « woke » — dérivé du terme anglais « éveillé » —, qui encourage une vigilance permanente face aux injustices et inégalités sociales. À l’origine, si le « wokisme » dénonce le racisme systémique et les violences policières des Etats-Unis, il finit par englober toujours davantage de problématiques. Cette attention se porte dorénavant sur les discriminations subies par toutes les minorités de manière générale : les personnes non-blanches, les personnes LGBTQIA+, les femmes, les immigrés.

La fin du « happy ending » ?

A l’image d’une société plus ouverte, nos représentations auraient changé. Se taillant à la mesure d’un Zeitgeist inclusif, cette morale moderne se décline visiblement sur scène, là où, tout particulièrement, elle se donne à voir dans l’entièreté de son « gestus » – pour reprendre le terme brechtien – en tant qu’attitude politique de représentation. En d’autres termes, nos divertissements reflètent les valeurs que nous cherchons à démocratiser. La complexification des figures héroïques et la présentation de destins moins linéaires traduisent une évolution significative de notre manière de concevoir le bien et le mal. La fiction délaisse progressivement la morale manichéenne pour embrasser des nuances plus riches, questionnant nos attentes en matière de narration.

Jusqu’à il y a peu, l’industrie du cinéma présentait rarement autre chose que des « fins heureuses ». Même Hitchcock dans Soupçons propose un « happy ending » contraint auquel le spectateur ne peut vraiment accorder crédit.

Cette récente distanciation morale s’apparente à un syndrome post-moderne de l’intérêt pour la déconstruction. Avant elle, l’expression « happy end » s’est lexicalisée dans les années 1950 quand le cinéma américain s’est ancré dans l’imaginaire français. Dès leur arrivée, les films hollywoodiens ont été associés à ce type précis de dénouement. Les « happy ends » étaient une norme de production. Selon le critique et théoricien David Bordwell pas moins de 60% des films américains classiques ont cette caractéristique.

Le passé d’une illusion

Cette conception du bonheur comme « télos », c’est à dire comme fin en vue de quoi l’action est menée, rejoint l’adage latin « finis coronat opus » – la « fin couronnant l’« œuvre » étant invariablement une fin heureuse et « légitimante » des aventures subies. Traditionnellement, depuis l’Antiquité grecque, la fin d’une pièce de théâtre d’une œuvre littéraire et, par extension, d’un film est environnée par plusieurs attentes : résoudre l’intrigue (ce qui s’apparente au dénouement), apporter des réponses à toutes les questions, offrir un nouvel état de stabilité (ou catastase) et un nouvel équilibre. Des notions clairement exposées dans La Poétique d’Aristote.

Dans la dramaturgie classique, explicitée par Jacques Scherer, le dénouement devait répondre à trois exigences : être nécessaire (résulter de la logique immanente de l’œuvre, et non de quelque deus ex machina surgi de nulle part), être complet (le sort de tout personnage doit être fixé, tous les problèmes doivent trouver leur solution), et être rapide et simple. Ces critères de l’esthétique classique, soucieuse de clarté, font ressortir deux aspects particulièrement attendus dans une fin : sa rigueur et son inscription dans la logique dramatique, d’une part ; son intelligibilité et sa capacité à répondre aux problèmes soulevés au cours du récit, d’autre part. La fin connait une exigence de cohérence, pour ainsi dire rétrospective : elle s’inscrit dans un dispositif qu’elle vient clore ; mais elle répond aussi à une exigence signifiante et prospective : elle doit apporter des réponses (avec toute l’ambiguïté que comporte le terme), esquisser un tableau futur, dessiner une axiologie.

Il était une fois le réel

Ces deux dimensions vont de pair et s’articulent pour faire du dénouement un moment particulièrement contraint et ritualisé au sein du film : un fragment à part. En cela, la fin correspond à une axiologie, à une certaine vision du monde exposée comme leçon. Si bien que l’état final proposé, selon que l’univers diégétique se sera trouvé aggravé ou amélioré par rapport au début, dessinera des orientations axiologiques différentes du récit. Ainsi dans sa Poétique, Aristote affirme que le personnage d’un récit doit être cohérent et constant, afin que celui-ci puisse incarner aux yeux de l’assistance un « type moral ». Les choix sont donc, pour Aristote, constituants dans la composition du caractère, dont l’essence se manifeste à travers la dynamique des actions. Le personnage mauvais devra choisir de faire le mal pour être considéré comme tel, de même qu’un personnage bienveillant devra lui aussi manifester son essence au travers de ses choix. Ce n’est point l’homme que la représentation doit dévoiler, mais bien cette dynamique éthique du monde, en tant qu’elle se veut jugements sur la réussite ou l’échec d’une vie.

C’est donc comme analogie de la cohérence du réel que la fiction nous donne ainsi à penser la qualité de nos actions comme « prises dans le monde » – permettant ainsi de faire de la fiction un principe de connaissance, en tant qu’espace d’expérimentation. Aujourd’hui encore, ces considérations éthiques affectent directement les logiques commerciales des producteurs, réalisateurs, écrivains qui, en recherchant une satisfaction du grand public, se conforment à cet horizon d’attente social.

Du « colorblind casting » à Downton Abbey

En même temps que l’époque se réinvente, la scène et le grand écran se manifestent aujourd’hui comme autant de manières de promouvoir une autre conception sociale. Cette reconfiguration des valeurs dans le divertissement ne fait pas l’unanimité. Certains régimes politiques et mouvements conservateurs tentent de réglementer les représentations audiovisuelles. La Hongrie, par exemple, a voté une loi en 2021 pour encadrer, notamment, la représentation de modèles d’homosexualité. La loi interdit « la mise à disposition aux enfants de moins de 18 ans des contenus qui montrent ou encouragent la sexualité en elle-même, le changement de genre ou l’homosexualité ». Elle s’applique ainsi « dans certaines formes de communications publiques, notamment dans l’éducation publique, les médias, la publicité et certaines activités commerciales », précise Amnesty international. Cette loi ne s’applique pas au cinéma, mais si les représentations publiques sont visées par le gouvernement hongrois, c’est parce qu’elles sont de puissants vecteurs de communication, et que, même au cœur d’une société se revendiquant la plus neutre et la plus ouverte possible, nos mises en scènes sont toujours au service de nos prismes de valeurs.


A lire aussi : La méritocratie entre aristocratie et médiocratie


Aux États-Unis, le terme « colorblind casting » (« casting daltonien ») est utilisé pour désigner, la distribution d’un film ou d’une pièce dans lesquels les acteurs sont choisis sans considération de leurs origines ethniques, même si elles peuvent ne pas correspondre à ce qui est attendu, en particulier quand le personnage est généralement « Blanc ». Ce principe est controversé : pour certains il est le moyen de permettre à un film de mieux représenter une partie de son public. Pour d’autres, c’est une idée finalement discriminatoire et condescendante. Les opposants au colorblind casting – qu’il s’agisse de téléspectateurs, de commentateurs ou de réalisateurs – avancent parfois que le fait de faire jouer des personnes de couleur dans des histoires du passé compromet l’exactitude historique. « Je pense que vous devez produire quelque chose de crédible », déclarait le scénariste et producteur britannique, Julian Fellowes, au journal de divertissement The Stage en 2017. Le créateur de Downton Abbey se défendait du manque de diversité dans son adaptation de Half a Sixpence en soulignant qu’il n’y aurait pas eu beaucoup de Noirs à Folkestone en 1900. Cet argument historique trouve un écho sur les réseaux sociaux. Ces derniers se sont emportés à l’idée que des personnages tels que la Petite Sirène ou James Bond soient interprétés par des acteurs noirs plutôt que par des acteurs blancs.

Aux racines de Dune

Comment ne pas y voir une réédition moderne des vives critiques adressées à Racine ? Dans l’adaptation de sa pièce Britannicus, le dramaturge français du XVIIe siècle avait pris la liberté de choisir des acteurs ne correspondant pas nécessairement à l’apparence attendue des personnages antiques. Dans la Préface de Britannicus, Racine se défend contre ses détracteurs en affirmant la primauté de l’art sur le réalisme strict.

D’un siècle à l’autre, les débats sur l’ouverture de nos représentations semblent restés vifs, car de fait, nos consommations audiovisuelles ne sont pas neutres. Ce qu’elles ont de politique ne manque jamais de susciter son lot de passions et de pathos. La remise en question du « happy end » et l’essor de figures héroïques ambivalentes traduisent une évolution de notre rapport à la morale et à la fiction. Les réactions qu’elles suscitent sont un nouvel acte de la querelle des anciens et des modernes.

Voir Dune au cinéma, c’est aussi assister à une redéfinition de nos référentiels narratifs et moraux, et s’interroger sur la manière dont nous voulons raconter nos histoires dans un monde qui change toujours plus vite.

Gabrièle Hardouin-FinezEtudiante du Programme Grande Ecole à SKEMA Business School. 

Tous ses articles

Rodolphe DesbordesProfesseur d'économie, Centre de recherche RISE², SKEMA Business School - Université Côte d'Azur, France

Tous ses articles

Frédéric Munier

Tous ses articles

Fermer le menu