L’une est triathlète professionnelle et alumna SKEMA (2018) ; l’autre est enseignante-chercheur à SKEMA Business School et triathlète amatrice : Léa Riccoboni a relevé le défi de se confier à Carole Daniel, spécialisée dans l’étude de la pleine-conscience (mindfulness). Une pratique méditative aux effets puissants et surprenants : amélioration de la performance, traitement des addictions et même… consommation responsable. Elle est aussi utile aux grands sportifs qu’aux professionnels qui le sont moins.
Léa Riccoboni, avez-vous déjà pratiqué la pleine conscience ?
Léa Riccoboni : Pas en tant qu’exercice à part entière, mais je me souviens avoir atteint l’état de flow, une fois, pendant une compétition. C’était lors des championnats du monde d’Ironman 70.3 en 2021 à St George en Utah (Etats-Unis). Il s’est produit une espèce de tempête, un ouragan. Il y avait tellement de vent qu’au point de transition, les vélos commençaient à voler, c’était chaotique. Quand je suis sortie de l’eau une heure plus tard, c’était le chaos. Et au lieu de m’encourager, mon conjoint, me criait « Léa, sécurité avant tout ! » C’était dans le désert, j’entendais le sable qui frappait ma transmission, la pluie qui tombait fortement. Mais au lieu d’avoir peur, j’ai complètement oublié la météo, j’ai réussi à faire abstraction de tous ces éléments extérieurs. Je ne voyais même plus les paysages. J’étais concentrée à l’extrême. J’avais littéralement la tête dans le guidon. A tel point que j’ai crevé lors de la dernière descente et ne m’en suis même pas rendu compte. Je me suis sentie complètement hors de moi-même. Et, ce jour-là, j’ai réalisé mon premier podium mondial.
Carole Daniel, ce que Léa a vécu peut-il être assimilé à un état de pleine conscience ?
Carole Daniel : Ce que Léa décrit relève clairement d’un état de flow, ce que l’on retrouve aussi dans le monde professionnel, que j’étudie depuis près de dix ans dans le cadre de mes recherches sur la pleine conscience. C’est un état d’immersion total dans une activité, souvent déclenché lorsque le niveau de difficulté est légèrement supérieur à nos compétences actuelles. Certains chercheurs, comme Steven Kotler (co-fondateur du Flow Research Collective), estiment que cet écart optimal serait d’environ 4 %, ce qui mobilise pleinement nos ressources attentionnelles.
Le flow est tourné vers la performance et la réussite d’un objectif. À l’inverse, la pleine conscience repose sur la capacité à être présent ici et maintenant, sans jugement et sans chercher à atteindre un résultat. C’est une forme d’attention ouverte, orientée à la fois vers soi-même et vers l’environnement. Par exemple, en réunion, pratiquer la pleine conscience consiste à rester attentif à ce que les autres disent, à ses propres réactions, et à ce qu’on va répondre, même s’il y a du bruit ou des distractions autour.
Comment pratique-t-on la pleine conscience ?
CD : Il existe de nombreuses façons de pratiquer la pleine conscience. Cela peut se faire en position assise, debout, dans les transports en commun… L’essentiel, c’est de développer une routine, même brève, mais régulière. On peut s’appuyer sur des exercices de respiration, des pratiques guidées, ou encore des méditations compassionnelles.
C’est un entraînement, un peu comme une pratique sportive : on ne travaille pas ici ses muscles, mais ses capacités attentionnelles et émotionnelles. Et, comme dans le sport, le plaisir joue un rôle clé. Si chaque séance est vécue comme une contrainte, il est peu probable qu’on tienne sur la durée. Il faut trouver les formats qui nous conviennent. Certains sportifs, par exemple, régulent leur stress avec des exercices de respiration ou utilisent la musique pour se recentrer avant une course.
LR : C’est ce que me recommande ma psychologue avant de commencer une course ou un entraînement. L’objectif est d’atteindre le juste niveau d’« excitation ». Si on est trop euphorique, on dépense trop d’énergie, si on est trop calme, pas assez. Je pratique aussi des exercices de relaxation pour favoriser la visualisation. J’anticipe ma première transition, le moment où je vais passer mes concurrents, etc.




Justement, comment négocie-t-on mentalement ce passage d’une épreuve à une autre, de la natation au vélo et du vélo à la natation, qui caractérise le triathlon ?
LR : Je dois être ultra-précise. C’est d’autant plus important au niveau professionnel où les transitions influent énormément. Vers la fin de la natation, je visualise toutes les étapes : mettre mon casque, enlever ma combinaison… Il y a de vraies connexions entre la préparation mentale et l’efficacité physique.
CD : L’exemple des transitions est intéressant. On oppose souvent la pleine conscience au « mode automatique », ou mind-wandering, où l’esprit fonctionne seul, de manière non-dirigée. Or, dans certains contextes, comme celui des transitions en triathlon, ce mode automatique est nécessaire pour agir de façon précise et rapide. Il s’agit alors de trouver un juste équilibre : la pleine conscience permet de se recentrer quand l’attention se disperse, mais elle n’est pas toujours adaptée à chaque instant de la performance.
Un ultra-trailer me racontait récemment qu’il utilisait la pleine conscience pour rester connecté à ses sensations quand il manquait d’énergie, mais qu’il laissait son esprit vagabonder lorsqu’il ressentait de la douleur, afin de ne pas trop focaliser dessus. Cela illustre bien que la pleine conscience est un outil à mobiliser avec discernement, selon le moment et le besoin.
La pratique de la pleine conscience est-elle plus efficace quand on pratique une activité sportive en parallèle ?
CD : À ma connaissance, il existe peu d’études portant spécifiquement sur les effets croisés de la pleine conscience et d’une pratique sportive régulière. Mais les résultats disponibles sont prometteurs, et il est raisonnable de penser que les deux approches peuvent se renforcer mutuellement.
Ce qui est fascinant, c’est ce que nous apprennent les neurosciences : le cerveau, comme les muscles, possède une forme de plasticité. On sait aujourd’hui que nos capacités cognitives ne sont pas figées, même à l’âge adulte. Dans son ouvrage La méditation, c’est bon pour le cerveau, le neurologue Steven Laureys montre, à travers l’étude du moine Matthieu Ricard, que la méditation peut modifier en profondeur les connexions neuronales. On peut donc être un athlète au niveau cognitif et commencer ce « sport » à n’importe quel âge. Cela donne beaucoup d’espoir pour traiter la dépression, le stress, certaines blessures…
De plus en plus de sportifs parlent ouvertement de burn-out ou de dépression pendant ou après leur carrière. La pratique de la pleine conscience peut-elle être une réponse à ce phénomène ?
CD : La pleine conscience est aujourd’hui l’un des outils les plus étudiés pour prévenir et accompagner la dépression. Le protocole MBSR (Mindfulness-Based Stress Reduction), développé par Jon Kabat-Zinn, a d’abord été conçu pour des patients souffrant de douleurs chroniques et de stress. Il a ensuite été décliné en version thérapeutique (MBCT) pour les personnes dépressives.
Les sportifs d’endurance, comme les triathlètes, peuvent être exposés à des formes de burn-out ou de dépendance à la performance. La pleine conscience aide à sortir de ces logiques addictives. J’ai d’ailleurs publié un article qui montre qu’elle peut être particulièrement efficace chez les personnes en sur-engagement professionnel, qu’on appelle parfois les « workaholics ».
LR : J’ai surtout entendu parler du blues du marathonien. Ça ne m’est jamais arrivé parce que je planifie mes courses à moyen-long terme, j’ai toujours un objectif derrière l’autre. Mais je peux imaginer qu’une pratique intensive puisse amener certaines personnes à de la frustration plutôt qu’à du plaisir. J’ai récemment écouté un podcast au sujet de Strava et de ses effets potentiellement néfastes : la comparaison avec les autres pratiquants peut devenir toxique.
La pleine conscience permet-elle aussi de se remettre plus rapidement d’un échec ?
CD : Oui, cela me fait penser à Roger Federer. Il a gagné des milliers de matchs, mais disait, dans une adresse à l’Université de Dartmouth, qu’en définitive, il avait remporté à peine plus de la moitié des points qu’il avait joués. Peut-être 53 ou 54%. Ce qui a fait la différence, c’est sa capacité à se reconcentrer sur chaque point. Quand un point était perdu, il le « cochait » en lui et se refocalisait à 100% sur le point suivant. Cette capacité à « checker », c’est un apprentissage que permet la pleine conscience. Se concentrer sur ce qui est devant nous, ici et maintenant, pas sur ce qui s’est passé.
LR : Récemment, à Pucon, au Chili, j’ai connu ma première grosse déception. Jusque-là, j’avais toujours atteint mes objectifs, mais là, avec l’excitation de la course, je me suis rendu compte que je ne m’étais pas reposée, je suis arrivée au départ fatiguée. Mes performances se sont dégradées au fur et à mesure et, sur la fin, ça a été une heure et demie de souffrance. Je n’avais jamais eu des pensées aussi noires. J’ai pensé que j’allais abandonner, que j’allais finir en marchant. J’ai été très dure avec moi-même, très critique sur ma performance. J’ai profondément analysé ce qui s’est passé et changé ma façon de me préparer. Désormais, la semaine de la course, vous pouvez m’embêter jusqu’au mercredi, ensuite je me recentre sur moi-même. C’est très important de pouvoir rapidement visualiser autre chose, d’être capable de dire : « ça, c’est fait, j’ai appris ça, voilà les erreurs que je ne ferai plus ».
La pleine conscience peut aussi avoir des effets surprenants sur notre mode de vie. Carole, vous avez mené plusieurs recherches sur les liens entre la pratique de la pleine conscience et la consommation responsable…
CD : C’est exact. Je vous expliquais que la pleine conscience s’opposait à un fonctionnement automatique du cerveau. Nos modes de vie consuméristes consistent à céder automatiquement à des pulsions. Je vois tel objet dans un supermarché et le mets dans mon caddie parce que le packaging me séduit, parce qu’au moment où je passe devant ce rayon, j’ai faim, j’ai envie de sucre et j’achète cette boîte de chocolat. La pleine conscience introduit une petite pause entre le stimulus et la réaction : ce moment où je peux me demander si j’ai vraiment besoin de ce produit, d’où il vient, comment il a été fabriqué. La pleine conscience vient de la tradition bouddhiste. C’est une manière de se reconnecter à soi-même, à la nature, et à des choix plus justes au quotidien.
LR : En tant que triathlète professionnelle, ça me parle énormément. J’essaye de manger le plus simplement et sainement possible. Mon organisme est déjà tellement stressé par le sport que je recherche les aliments les plus simples, les plus faciles à digérer. Je fais attention à tout ce que je consomme, je fais en sorte que ce soit le moins transformé possible. Mes légumes, je ne les achète qu’au marché : ils ont un peu plus de microbes et ça renforce mon système immunitaire. J’ai développé une conscience de ce que je mets dans mon corps, c’est une machine et je contrôle avec beaucoup d’attention le carburant que j’y mets.
CD : Le lien avec la pleine conscience, c’est ce qu’on appelle parfois le mindful eating. Le fait, comme le disait Léa, d’écouter ses signaux corporels, de choisir ses aliments en fonction de ses besoins réels. C’est le contraire du fait d’avaler le premier truc qui nous tombe sous la main, et de toute consommation compulsive.